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Allemagne d'aujourd'hui, n° 178/octobre-décembre 2006Secrets de famille,non–dits ou tabous? Présence du passé national–socialiste dans lalittérature allemande contemporaine
Édité par Carola Hähnel-Mesnard |
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:: Résumé
:: Détails
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En ce début de nouveau millénaire, le paysage littéraire germanophone accorde une place considérable à des œuvres (auto)biographiques, documentaires, fictionnelles ou poétiques qui reviennent sur le passé national-socialiste, la Seconde guerre mondiale et leurs répercussions sur l'après-guerre. Si ce sujet n’a jamais été absent de la littérature allemande, sa recrudescence actuelle témoigne d’un saut aussi bien quantitatif que qualitatif (le nouveau « roman familial »1). Selon Aleida Assmann, l’actuelle littérature du souvenir « traduit les non-dits de la mémoire familiale privée dans la mémoire culturelle et les reconduit de l’inconscient vers la réflexion publique »2. Le présent dossier se propose d’élucider cette évolution. Quelles sont les modalités actuelles, en littérature, du retour sur le passé national-socialiste ? De quelle façon la littérature réagit-elle aux débats ambiants portés par le discours social, comment se positionne-t-elle ? Quels thèmes sont mis en avant, quelles stratégies narratives et quels partis pris esthétiques sont adoptés ? Quelles différences constate-t-on d’une génération d’auteurs à l’autre, entre enfants et petits-enfants des acteurs de l’époque ? Sur le plan littéraire, la parution, en 2002, de Im Krebsgang de Günter Grass a été considérée comme la fin d’un « tabou », celui de thématiser les victimes allemandes de la guerre au lieu de représenter le passé en mettant l’accent sur la culpabilité allemande. Trente ans après la publication de Kindheitsmuster (1976) de Christa Wolf, Günter Grass semble vouloir renouer avec deux fils narratifs apparemment abandonnés par sa collègue et rendre plus explicite ce qui est pourtant déjà bien présent dans ce roman de C. Wolf où on lit au début : « D’autres ébauches, plus anciennes, commençaient autrement : par l’exode – lorsque l’enfant avait presque seize ans –, ou par la tentative de décrire le travail de la mémoire, comme une démarche de crabe, […] »3. Que d’autres que Grass se soient saisis de cette thématique a été vite évincé du débat. Ce qui comptait était le fait que Grass, considéré comme un auteur et intellectuel exemplaire en matière de « maîtrise du passé », ait choisi ce sujet tout en problématisant le rapport de la gauche aux souffrances des civils allemands pendant la guerre, lui reprochant – et se reprochant à soi-même – d’avoir laissé cette thématique à la droite et à l’extrême droite. Au niveau littéraire, ce livre fut immédiatement suivi en 2003 et 2004 par nombre d’autres publications liées au passé national-socialiste. Ici, le livre de Grass n’a pas pu être déclencheur, l’écriture des autres textes ayant commencé bien avant. Il faut donc interroger l’actuel intérêt pour le sujet à partir d’un changement du rapport au passé en Allemagne intervenu depuis la chute du Mur. Après 1989, les débats historiographiques, intellectuels et littéraires portaient essentiellement sur l’appréciation et la réévaluation du passé de la RDA. Le nouvel essor des théories du totalitarisme dans ce contexte aboutissait à des approches comparatistes entre les dictatures, thématique déjà au cœur du Historikerstreit en 1985, avec le risque de mettre sur le même plan les deux « États de non droit » et de méconnaître les différences entre les systèmes national-socialiste et est-allemand4. Sur le plan littéraire, le début des années 1990 était marqué par les débats sur la littérature est-allemande, sur le rapport entre politique, morale et esthétique. Alors que les écrivains est-allemands les plus connus étaient accusés d’avoir produit une « esthétique d’opinion », un verdict semblable frappait une partie de la littérature « engagée » de l’ancienne RFA, accusée d’œuvrer dans le sens de la « légitimation d’une société ». Selon Clemens Kammler, ces débats visaient à instaurer une conception de la littérature selon laquelle celle-ci ne participe plus au travail de mémoire d’une société5. Ces « vœux » ont été remis en question par la production littéraire même des années 1990, comme en témoignent l’incessante quête du « Wenderoman » pendant toutes ces années et le retour sur le passé est-allemand de la part de différentes générations d’auteurs. Depuis le milieu des années 1990, il existe également un nouvel intérêt pour le passé national-socialiste, provoqué par les commémorations du 50e anniversaire de la fin de la guerre. Ainsi, deux œuvres fictionnelles très distinctes parues en 1995 ont fait parler d’elles : Flughunde de Marcel Beyer et Der Vorleser de Bernhard Schlink. Marcel Beyer, né en 1965 et représentant de la génération des « petits-fils », ne s’intéresse pas encore – contrairement aux auteurs de sa génération, aujourd’hui – à l’histoire familiale, à la question de la transmission trans-générationnelle de l’héritage du passé, et il opte pour une perspective interne au Troisième Reich. Si le livre de Beyer a été remarqué pour son approche narrative, la nouveauté du roman de Schlink résidait dans le regard jeté sur les rapports de la seconde génération avec les acteurs nationaux-socialistes, rompant avec le geste accusateur de la génération des soixante-huitards contre les « bourreaux »6. Si certains, comme Harald Welzer, y voient une tentative de réconciliation ainsi qu’une métamorphose du bourreau en victime, la critique portait en général sur le caractère trivial du roman et sur le risque de manipulation du lecteur, amené à ressentir de la « compassion avec un monstre »7. Depuis 1995, les débats et controverses concernant le rapport au national-socialisme vont s’accélérant. Parallèlement aux commémorations du 50e anniversaire de la fin de la guerre, l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht organisée par le Hamburger Institut für Sozialforschung8 posait pour la première fois la question de la participation active des soldats allemands aux crimes de masse nationaux-socialistes. Cette exposition, aussi bien que le débat autour du livre de Daniel J. Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler (1996), qui ramenait la participation d’« Allemands ordinaires » dans l’Holocauste à un antisémitisme « éliminationniste » ancestral, foncièrement allemand9, peuvent être considérés comme des événements déclencheurs qui ont conduit les Allemands à s’interroger sur l’implication de membres de leurs propres familles dans les crimes du national-socialisme et à thématiser celle-ci dans un contexte englobant plusieurs générations10. Les réactions hostiles notamment à l’exposition sur la Wehrmacht, dont on trouve l’expression immédiate dans le documentaire Jenseits des Krieges (1997) de Ruth Beckermann11, ont toutefois révélé dès cette époque le clivage entre un savoir historique et une « mémoire culturelle » institutionnalisée et ritualisée, rendant hommage aux victimes de l’Holocauste et reconnaissant la culpabilité allemande, et l’image de soi des Allemands, la transmission du vécu familial dans l’échange intergénérationnel, en grande partie constitutif de la « mémoire communicative », si on suit les catégories proposées par Jan Assmann. Selon Harald Welzer, « l’encyclopédie » sur le passé national-socialiste se trouve côte à côte avec « l’album de famille » dont les images se distinguent profondément des crimes, exclusions et de l’extermination, et mettent l’accent sur l’héroïsme et la fascination, la souffrance, le renoncement et le sacrifice des Allemands12. Le clivage entre « mémoire culturelle » et « mémoire communicative » se trouve au centre du discours tenu par Martin Walser à l’Église Saint-Paul lors de la réception du Prix de la Paix des libraires allemands en octobre 1998 et de la controverse qui s’en est suivie. Walser dénonçait « l’instrumentalisation de la mémoire d’Auschwitz » par les médias ainsi que le rappel permanent, tel qu’une « massue morale », de la « honte nationale » des Allemands. Ces propos polémiques ont été provoqués par la critique adressée à son dernier roman Ein springender Brunnen, dénonçant l’absence de toute référence à l’Holocauste. Dans ce roman, Walser réclamait en effet le droit de parler du passé sans devoir tenir compte du savoir historique ultérieur. L’enjeu de ces propos est de taille, dans la mesure où la primauté de la mémoire individuelle revendiquée par Walser tend à exclure la mémoire des victimes du national-socialisme. Si du point de vue d’une œuvre littéraire, cette mémoire individuelle, exclusive, peut se justifier, ces propos sont plus problématiques lorsqu’ils relèvent du discours social et remettent globalement en question, et cela d’une façon non productive, les modalités de la mémoire collective. Ainsi, Régine Robin voit dans cette « querelle sur la mémoire collective » un « changement d’époque », dans la mesure où à présent, il ne s’agit plus d’établir les faits, mais de « s’interroger sur la façon dont l’Allemagne doit collectivement se souvenir de son passé et de sa responsabilité »13. Parallèlement à la remise en question par Walser du discours allemand sur la mémoire, un changement de perspective intervient au niveau de la politique de la mémoire de l’Allemagne fédérale. Avec l’arrivée au pouvoir du chancelier Gerhard Schröder à l’automne 1998, un nouveau discours de la normalité s’instaure, fondé sur un changement de génération, décrivant l’Allemagne comme une nation adulte et décomplexée, qui assume certes son passé et la responsabilité qui en résulte, mais qui a le regard en avant. Bien avant la publication de Im Krebsgang de G. Grass, il y a donc deux autres facteurs qui ont largement travaillé, consciemment ou inconsciemment, les auteurs qui choisiront quelques années plus tard une approche familiale et une perspective intimiste de la thématique du national-socialisme. C’est à un niveau individuel, l’interrogation à l’intérieur des familles sur la participation active aux crimes du national-socialisme et, au niveau de la société, une remise en question des modalités du discours mémoriel de l’Allemagne, avec une approche plus « décontractée » du passé allemand. Avant l’essor du « roman familial » au tournant du millénaire, quelques voix littéraires particulières se sont déjà fait entendre dans les années 1990 pour évoquer dans leurs récits les répercussions de la Seconde guerre mondiale sur la population civile allemande. Une place singulière revient à Walter Kempowski qui a publié entre 1993 et 2005 les dix tomes de son « journal collectif » Echolot. Cette œuvre, un collage déconcertant d’extraits de journaux intimes, d’articles de journaux, de lettres et d’images datant de la période 1941-1945, donne la voix aussi bien aux bourreaux qu’aux victimes, qu’ils soient des inconnus ou des personnages illustres, et laisse ainsi une place importante aux expressions privées et intimes des Allemands sous le Troisième Reich. L’auteur ordonne le matériel qu’il a recueilli, renonce à des commentaires ou à une approche critique de ses sources pour présenter l’histoire de façon authentique et à travers une multitude de perspectives. En 1997, W.G. Sebald, dont l’œuvre a thématisé, tout au long des années 1990, les victimes du national-socialisme et de l’Holocauste et dont le style particulier a influencé plus d’un auteur14, présente à Zurich ses conférences sur Luftkrieg und Literatur. Il reproche à la littérature allemande de l’après-guerre de ne pas avoir su représenter, à quelques exceptions près, « l’expérience vécue par des millions de gens dans les dernières années de la guerre, cette humiliation nationale sans précédent », une expérience qui n’a pas été partagée par ceux qui l’ont vécue ni transmise aux générations suivantes15. Pour les écrivains restés en Allemagne pendant la guerre, il aurait été plus important, après-guerre, de redéfinir ou de « retoucher » leur image que de faire entrer ces expériences de la destruction dans la mémoire collective. Dans ce contexte, les auteurs n’ont pas essayé de briser le « tabou » de ce « secret de famille » honteux que représentait « l’état réel d’anéantissement matériel et moral » du pays (21). Tout en reconnaissant les difficultés à représenter ces expériences, Sebald regrette que les « images de ce chapitre effroyable de notre histoire n’ont jamais véritablement franchi le seuil de la conscience nationale » (22), que la République fédérale a refoulé ces expériences et qu’elle les a évacuées de son « économie affective » (23). Ces appréciations de Sebald ont provoqué un large débat dans les pages culturelles de la presse allemande, certains essayant de donner des contre-exemples aux thèses de Sebald16. Ainsi, un auteur plutôt confidentiel comme Dieter Forte, né en 1935, a été évoqué comme exemple pour avoir représenté et thématisé les bombardements aériens dans son roman Der Junge mit den blutigen Schuhen, paru en 1995. Or, il faut rappeler que la critique de Sebald concernait tout d’abord la génération d’auteurs ayant pu écrire juste après-guerre, c’est à eux que s’adressait le reproche de s’être tu et d’avoir perpétué un tabou dans la société dont les débats fervents actuels sont, selon Peter Schneider, comme « l’anamnèse collective »17. Après cette discussion limitée au domaine de la littérature, la question des bombardements aériens et de ses conséquences sur la population civile est réapparue en 2002 avec la parution du livre Der Brand de l’historien Jörg Friedrich18. Avec la publication de Im Krebsgang de Günter Grass la même année, largement exploitée par la presse – ne pensons qu’à la série du Spiegel sur l’exode et l’expulsion hors des territoires de l’Est –, deux grands thèmes représentant les Allemands en tant que victimes de la guerre étaient à présent au centre d’un large débat public. La question qui se pose alors est moins celle du « droit » des Allemands à se souvenir des expériences traumatiques qu’ils ont vécues, que celle de la façon dont ce souvenir est représenté et contextualisé. En effet, le risque d’une décontextualisation, d’une relativisation des événements historiques et d’une comptabilité des souffrances est apparu en même temps que le retour de la mémoire des victimes allemandes. Et c’est en effet ce qu’on peut reprocher au livre de Friedrich qui recourt à un vocabulaire de l’extermination propre au contexte de l’Holocauste et des massacres sur le front de l’Est19. Lors des commémorations du 60e anniversaire des bombardements de Dresde en février 2005, la presse regorgeait de descriptions et de reconstitutions graphiques de la « tempête de feu » qui s’était abattue sur la ville, mais elle renonçait le plus souvent à placer les bombardements dans le contexte historique du national-socialisme. Il est intéressant de comparer cette commémoration avec celle du 40e anniversaire des bombardements. Dans une émission de la ZDF de 1985, la parole était donnée à de nombreux témoins des bombardements, les images de la destruction ne manquaient pas – la présence des « victimes allemandes » dans le discours public n’est donc pas tout à fait nouvelle –, mais l’ensemble fut accompagné d’un souci de contextualisation historique, avec un renvoi aux bombardements allemands de Varsovie, Rotterdam, Londres et Coventry20. Le 60e anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale cristallise donc lui aussi le clivage entre mémoire individuelle et mémoire collective, entre d’une part une vision victimisante de la population civile allemande largement véhiculée par la presse et, d’autre part, la reconnaissance du plus grand crime du national-socialisme par l’Allemagne unifiée, avec l’inauguration en plein centre de la capitale allemande du Mémorial pour l’Holocauste la même année, garantissant un rappel et une commémoration publiques à long terme des crimes nationaux-socialistes21. La question de la contextualisation et de la représentation des souffrances allemandes se pose également pour l’exode et les expulsions qui ont fait l’objet de deux expositions récentes à Berlin. De mai à août 2006, le Deutsches Historisches Museum a montré l’exposition itinérante « Flucht, Vertreibung, Integration » [« Exode, expulsion, intégration »] conçue par le Haus der Geschichte de Bonn. D’août à octobre 2006, la première exposition de la fondation du « Centre contre les expulsions » lié au Bund der Vertriebenen, « Erzwungene Wege » [« Chemins forcés »], fut présentée au Kronprinzenpalais. La première exposition mettait l’accent sur l’intégration des réfugiés en Allemagne, mais commençait par la guerre des Balkans de 1912/1913 pour se terminer sur des camps de réfugiés albanais et africains. La seconde représentait neuf expulsions de masse au XXe siècle, des Arméniens aux Bosniaques. La question de l’internationalisation et de la contextualisation se pose donc pour les deux expositions22. L’histoire particulière des expulsions des Allemands, liée aux agressions d’autres peuples, à la guerre totale et aux crimes d’extermination nationaux-socialistes, apparaît comme une fatalité propre à toutes les guerres. Autre détail : en arrivant à la première exposition, le visiteur peut tirer un ticket et ainsi suivre, à trois étapes, le parcours particulier d’un expulsé. Volonté pédagogique d’une « histoire vivante », certes, mais qui prend pour modèle le dispositif fondateur du Musée de l’Holocauste à Washington. La question des modalités de la mémoire, de sa représentation et de sa transmission est donc essentielle. Si cette conjoncture d’événements politiques, commémoratifs et culturels spécifiquement allemands représente un cadre dans lequel s’inscrivent ou auquel réagissent les œuvres littéraires contemporaines, il ne faut pas non plus négliger l’impact plus général de ce « nouvel âge de la mémoire » que nous vivons depuis les années 1990 où « le passé vient nous visiter en permanence, à l’échelle mondiale »23. Certains voient dans l’actuelle fascination pour les questions du passé et de la mémoire aussi le symptôme du changement rapide des représentations de la temporalité, de l’espace et de l’identité dans un monde médiatisé et globalisé24. Ainsi, la prédilection actuelle pour les textes autobiographiques ou pour les romans générationnels exprime certainement le besoin d’un ancrage historique à une époque marquée par l’instabilité temporelle, par l’éphémère et la dispersion25. Les articles de ce dossier se proposent d’analyser des œuvres significatives des questions mémorielles, parues ces dernières années, et de chercher quelles modalités de retour sur le passé elles empruntent. Si de nombreux critiques se focalisent sur le « roman familial » en parlant des productions littéraires récentes ayant trait au passé national-socialiste, nous verrons que celles-ci ont en réalité de multiples facettes. Pour en donner un aperçu, nous présenterons ici, en dehors des articles, également certaines œuvres qui n’ont pas pu être traitées dans ce dossier. Les deux premières contributions se focalisent sur des œuvres parues encore dans les années 1990. En s’interrogeant sur les fonctions de la technique de la « narration non fiable » (« unreliable narration ») dans l’œuvre de Maxim Biller, Marcel Beyer et Martin Walser, Barbara Beßlich insiste sur la capacité des textes à insécuriser le lecteur dans ses jugements sur le passé et à représenter de nouvelles formes du souvenir qui correspondent aux changements de la culture mémorielle en Allemagne après 1989. Marcel Tambarin revisite le roman Ein springender Brunnen (1998) de Martin Walser pour comprendre la critique qui lui a été adressée et le débat déjà évoqué qui s’en est suivi. Avec son analyse de Die Vertreibung aus der Hölle (2001) de Robert Menasse, Verena Holler se consacre ensuite à un auteur autrichien d’origine juive qui a écrit un « roman familial » avant l’actuel « boom », roman qui tente de saisir la grande histoire à travers une généalogie familiale longue de quatre siècles, où la Shoah se fait l’écho des persécutions des juifs à l’époque de l’Inquisition. Avec l’article de Corinne Bouillot sur Im Krebsgang de Günter Grass nous entrons dans l’actualité récente du nouveau rapport à l’histoire et à la mémoire observé depuis les années 1990. En analysant aussi bien la nouvelle de Grass que les différentes positions adoptées lors du débat déclenché par elle, l’auteure s’interroge sur le « tabou » brisé par Grass en thématisant l’exode et les expulsions et sur son rôle de « déclencheur et de révélateur » d’un changement de paradigme de la culture mémorielle en Allemagne, avec une forte tendance à l’autovictimisation observable ces dernières années. Que le débat déclenché par le livre de Grass ait été davantage politique et mémoriel que littéraire, cela se confirme lorsqu’on observe les productions littéraires parues depuis. Quant aux thématiques qui apparaissent, les deux grands sujets de la victimisation, l’exode et les expulsions ainsi que la guerre aérienne, sont relativement peu traités. Pour le premier, il faut mentionner en amont de Günter Grass le récit Der Verlorene (1998) de Hans-Ulrich Treichel où l’auteur décrit la recherche, de la part d’une famille allemande dans les années 1950, d’un enfant disparu lors de l’exode. Le comique et le grotesque du récit mettent à nu les survivances de l’idéologie nationale-socialiste, et la perspective narrative du jeune frère « en concurrence » avec l’enfant disparu écarte toute compassion. Die Unvollendeten (2003) de Reinhard Jirgl parle des expulsions de la population allemande des Sudètes à travers le sort de trois générations de femmes d’une même famille. Le sociologue Harald Welzer a remis en question la légitimité de l’auteur de tenter la transmission intergénérationnelle d’une expérience traumatique et sa représentation littéraire ; il parle de « stylisation » et y voit un risque de récupération politique26. Or, c’est justement le style très complexe et original de Jirgl qui rend possible l’expression des souffrances encourues par les personnages sans tomber dans le moindre pathos et en mettant le lecteur à distance. Quant à la thématique de la guerre aérienne, on a pu remarquer des œuvres aussi différentes que Knietief im Paradies (2003) de Helga Schütz, où l’expérience des bombardements de Dresde est transmise par le regard à la fois naïf et distancié d’une adolescente (faisant penser au protagoniste d’Être sans destin de Kertész), et Vom Feuer (2006) de Gerlind Reinshagen. Dans ce roman, le pathos cherche l’adhésion non distanciée du lecteur et le recours à des topoï comme l’indicible et l’incommensurable rappelle certaines réflexions sur la représentation de l’Holocauste. Ce qui pose de nouveau la question des formes de représentation de la souffrance allemande. Une très grande partie de la littérature actuelle est consacrée à des investigations sur un membre de la famille susceptible d’avoir été impliqué dans les crimes nationaux-socialistes ; en cela les auteurs ont plutôt été influencés par l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht que par le débat plus récent sur les victimes allemandes. Les auteurs poursuivant parallèlement un processus d’autoréflexion autobiographique, leurs textes incluent en général des informations historiques ou d’histoire culturelle que, chez certains, des photographies viennent compléter. C’est ici que l’influence de l’œuvre complexe de W.G. Sebald, caractérisée par l’assemblage d’éléments autobiographiques et fictionnels, de réflexions et de documents et d’images, se fait le plus sentir. Selon Assmann, le « roman familial » actuel est un « genre hybride qui contourne les frontières nettes entre fiction et documentation »27. C’est le cas de Thomas Medicus qui, dans notre entretien, revient sur son approche du destin de son grand-père, un général de la Wehrmacht tué en 1944 dans une embuscade de partisans. Ce qui est mis en avant, ce sont de nouvelles modalités du rapport au passé dues à un changement de génération. La confrontation à la génération des parents, propre à la « littérature des pères » des années 1970/1980, est remplacée par « un haut degré de distance et de réflexion, mais aussi par la disposition à l’empathie et à l’approche affective des ancêtres »28. Si Medicus se définit dans le rapport généalogique comme un auteur de la troisième génération, d’autres – et ici on trouve principalement des femmes – se consacrent au passé de leurs pères. Dans son article inspiré des « gender studies », Marina Allal se demande à partir des textes de Dagmar Leupold et d’Ute Scheub si la perspective adoptée par des auteures induit un nouveau regard sur le passé. Margot Taureck se consacre à Meines Vaters Land (2004) de Wibke Bruhns qui présente l’histoire de sa famille à partir des investigations menées sur son père Hans-Georg Klamroth, impliqué dans l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler. Un grand nombre des textes mentionnés montrent dans leur forme même que les auteurs ne peuvent puiser dans leur mémoire personnelle et qu’ils recourent à l’archive familiale, aux journaux intimes, lettres ou photos retrouvés – le motif du grenier où l’on peut faire des trouvailles revient d’ailleurs dans nombre de textes. Cette médialité29 est d’autant plus importante que la distance avec le passé est grande. Ceci vaut notamment pour la jeune génération qui s’intéresse également depuis quelques années au passé de leurs familles et qu’on appelle souvent la « génération des petits-enfants ». Leur rapport au passé peut se définir comme appartenant à la « post-mémoire », d’après le concept de Marianne Hirsch, qui signifie que l’absence d’expériences propres induit un rapport imaginatif et créatif à l’objet traité30. Comme le montre Nicole Colin, la part du « vécu » de ces textes diminue au profit de la fictionnalité, et le rapport à leur propre présent est souvent aussi important pour les auteurs que le rapport au passé. Dans son analyse du recueil Porzellan (2005) de Durs Grünbein, Cécile Millot montre que le véritable sujet du recueil n’est pas la destruction de Dresde, mais les difficultés de l’auteur à transmettre des expériences non vécues et de s’inscrire ainsi dans une histoire familiale31. Elle insiste également sur la nécessaire construction du souvenir par l’imagination. Dans un dossier sur la littérature contemporaine et la présence du passé national-socialiste, il était également important de regarder du côté de la littérature des auteurs juifs allemands. Dans cette perspective, Christian Mariotte interroge desœuvres de Viola Roggenkamp, de Rafael Seligmann et de Maxim Biller pour constater que ces auteurs ne suivent pas les « modes » de la littérature allemande – les conséquences du passé étant une constante dans leurœuvre – et qu’ils travaillent à l’instauration d’une « mémoire marginale », rendant visible les écarts qui les séparent de la culture dominante. Ce qu’il est intéressant de voir, c’est qu’un auteur de la jeune génération, allemand non juif, a récemment écrit un très court roman dans la perspective des victimes de l’Holocauste. Dans Nahe Jedenew, Kevin Vennemann, né en 1977, décrit un pogrome avec le point de vue de deux sœurs jumelles qui observent la destruction de leur univers familial à partir d’une cachette. Le récit très dense, télescopant passé et présent, permet, grâce à un manque d’indications temporelles précises, de lire ce texte également dans une perspective contemporaine réfléchissant toute sorte d’exclusion[xxxii]. Avec ce roman de 150 pages, Vennemann se trouve, et par son sujet, et par son style, aux antipodes de l’actualité littéraire française attirée également par le Troisième Reich – Les Bienveillantes de Jonathan Littell. Un dossier consacré à l’actualité dans le domaine littéraire n’est pas à l’abri des fluctuations de cette dernière. Ainsi, il nous a paru important de ne pas ignorer les débats provoqués par les révélations récentes de Günter Grass sur son enrôlement dans la Waffen-SS. Cet épisode de sa vie analysé par Jérôme Vaillant est décrit dans l’autobiographie de Grass Beim Häuten der Zwiebel parue en septembre dernier.
Titre
Allemagne d'aujourd'hui, n° 178/octobre-décembre 2006
Sous-titre
Secrets de famille,non–dits ou tabous? Présence du passé national–socialiste dans lalittérature allemande contemporaine
Édité par
Carola Hähnel-Mesnard
Collection
ALLEMAGNE D'AUJOURD'HUI
Éditeur
PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION ÉDITIONS
BISAC Classifications thématiques
POL000000 POLITICAL SCIENCE
Public visé
01 Grand public
Date de première publication du titre
01 décembre 2006
Code Identifiant de classement sujet
93 Classification thématique Thema: JP
Support
Livre broché
ISBN-10
2-85939-958-5
ISBN-13
978-2-859399-58-0
GTIN13 (EAN13)
9782859399580
Référence
SLU090149-54
Date de publication
15 février 2007
Poids
275 gr
Prix
11,00 €
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SLU090149-54 |