10 avr. 2011
Luis Martínez Andrade, Religión Sin redención. Contradicciones sociales y sueños despiertos en America latina, Zacatecas, Ediciones de Medianoche, 2011.
Comment produire une pensée émancipatrice, proprement latino-américaine, radicalement autonome par rapport au discours hégémonique occidental ? La problématique fixée, dans ce livre Religión sin redención, de Luis Martínez Andrade, sociologue mexicain diplômé de l'université de Puebla, désormais rattaché à l'EHESS à Paris, pourrait paraître ambitieuse, tant l'histoire de ce continent fut bouleversée par les innombrables événements qui marquèrent l'hémisphère nord. En opérant une habile synthèse de courants de pensée généralement dissociés, l'auteur parvient néanmoins, au cours des quatre articles qui composent son ouvrage, à esquisser quelques pistes de réflexion très pertinentes.
Dans un premier temps, Martínez Andrade entend dénoncer l'ascendance de la civilisation occidentale sur l'Amérique latine. La prise de conscience de la dépendance politique, économique et intellectuelle de ce continent semble en effet un pré-requis essentiel à toute lutte émancipatrice. L'analyse, qui se structure autour des trois concepts que sont la théorie du système-monde capitaliste (reprise de Wallerstein), la colonialité du pouvoir (d'Anibal Quijano) et l'ego conquiro (formalisé par Enrique Dussel), déchiffre les circonstances qui ont conduit à l'émergence de la modernité occidentale, qui, encore improbable au xve siècle, n'est rendue possible que par la « découverte » fortuite des Amériques. Précédant d'un siècle l'ego cogito cartésien, les peuples européens rationalisent alors un ego conquiro qui se fonde sur la négation de l'altérité des peuples autochtones qu'ils rencontrent. Suivent des siècles de dominations coloniales, où sont confisqués non seulement le pouvoir et le capital (puisque l'on y impose une « organisation raciale du travail »), mais encore le faire (à travers le civisme et l'urbanisme, qui relèguent l'indigène aux marges de la société) et le savoir (par le rejet des cultures traditionnelles et l'affirmation de l'Histoire universelle des vainqueurs qui célèbre la suprématie de l'homme blanc).
Loin de disparaître avec la première vague d'indépendance du xixe siècle, le colonialisme se perpétue jusqu'à constituer le ferment des sociétés contemporaines latino-américaines. Par l'étude des mécanismes qui sous-tendent les succès des centres commerciaux dans ces pays, Luis Martínez met ainsi en lumière, dans un second article, le système de domination du centre sur la périphérie, fondé sur une discrimination raciale des travailleurs indigènes exclus de cette culture consumériste du gaspillage et de l'ostentation.
Si par la critique de la société contemporaine s'éveille la conscience du nécessaire changement, cette dernière doit encore être nourrie par un certain nombre d'images désidératives pour que se mette en branle une praxis révolutionnaire. Cette perspective, inspirée directement du Principe Espérance d'Ernst Bloch, sera le fil conducteur de la seconde partie du livre qui examine l'influence de la pensée blochienne sur divers courants de pensées de la périphérie, notamment la philosophie de la libération (Enrique Dussel) et la théologie de la libération (Leonardo Boff, Frei Betto, Ernesto Cardenal). L'espérance religieuse, générée, dans ce cas particulier, par le catholicisme, peut exercer une pression positive sur les classes opprimées, et pousser à la lutte contre un pouvoir fétichisé. Pour ne pas servir les intérêts des classes dominantes, cette aspiration religieuse se doit toutefois d'être associée à des réalités concrètes. Les mouvements sociaux latino-américains, comme ceux des paysans sans terre ou des zapatistes, qui, tout en nouant des affinités avec les membres du clergé, revendiquent une culture propre et une appartenance à la terre qu'ils cultivent, pourraient ainsi servir de modèles pour l'émancipation future des peuples assujettis.
Par la richesse des sources bibliographiques et l'effort de synthèse entrepris, l'ouvrage de Luis Martínez Andrade est une bonne introduction à la pensée radicale latino-américaine et à ses multiples influences. Se voulant totalement affranchie du joug européen, cette réflexion bute néanmoins sur des incohérences difficilement surmontables, tant les siècles de syncrétisme, même forcé, ont pu rendre improbable tout retour à l'ère précolombienne. Il est ainsi paradoxal que le christianisme puisse intégrer le corpus de croyances identitaires de certains mouvements indigénistes. Le prisme latino-américain permet néanmoins à l'auteur de ce livre de soulever des problématiques qui méritent d'être débattues. La question du lien entre capitalisme et racisme est, de ce point de vue, particulièrement pertinente. S'il est généralement entendu que le colonialisme associe à l'établissement d'une économie capitaliste, un système politique basé sur la discrimination raciale, doit-on en déduire pour autant que le capitalisme est un projet civilisationnel fondamentalement raciste ? En proposant une pensée radicale qui répond par l'affirmative, l'auteur exacerbe les tensions, encourageant au choc des civilisations, et réduisant ainsi à l'état de projet avorté toute remise en cause critique du système actuel. Le dialogue qui pourrait s'instaurer après l'affirmation et la reconnaissance d'une identité particulière devient impossible, dès lors que les corps incorporent les stigmates de la colonialité du pouvoir, du savoir et du faire. Si l'indigène privé nécessairement de son être, souffre des affres du colonialisme et doit s'émanciper, l'européen devient corporellement un colonisateur, qui prend conscience de lui-même dans la conquête et le mépris d'autrui. De la sorte, on peut regretter que là où l'auteur se trouve être le plus convaincant, en dénonçant la prétention d'un savoir européen, qui se voudrait universel, il pêche en y percevant une volonté clairement définie de domination. Une relecture historique s'opère donc qui empêche toute réconciliation, et enferme l'esprit européen dans une volonté de puissance qu'il n'a cependant pas unanimement théorisé ; pourtant cités, Bartolomé de Las Casas à une époque, et Walter Benjamin plus récemment, illustrent notamment la diversité au sein de la pensée politique européenne. Fort de la reconnaissance de cette complexité du social, reconnue par Martínez Andrade, il faudrait peut-être rechercher dans le métissage (ce peuple de criollos qui ne peut prétendre à aucune pureté) les forces nécessaires pour modifier durablement la société.
Pour citer cet article
Bertina Ludovic, « Luis Martínez Andrade, Religión Sin redención. Contradicciones sociales y sueños despiertos en America latina », Archives de sciences sociales des religions 4/ 2011 (n° 156), p. 217-218
URL : www.cairn.info/revue-archives-de-sciences-sociales-des-religions-2011-4-page-217.htm.