21 févr. 2011
La publication, dans les années 1980 et 1990, de plusieurs livres consacrés à l'étude de la poésie des femmes de France (anthologies, études critiques, numéros spéciaux de revues) a signalé l’émergence d’un champ de recherche demeuré jusque-là peu exploré. Les anthologies
Elles (M. Sorrell, dir.),
Poésie en France : 29 femmes (L. Giraudon et H. Deluy, dir.) et
Women’s Poetry in France (M. Bishop, dir.) ainsi que l’étude critique en deux volumes publiée en 1995 par M. Bishop ont contribué à la création d’une conscience différente du domaine poétique. Le volume d’articles et de poèmes Voi(es)x de l’autre me semble important, car il continue ce travail des chercheurs et anthologistes des dernières décennies du vingtième siècle cherchant à promouvoir un intérêt critique sérieux envers la poésie des femmes.
Ce nouveau volume est impressionnant, à la fois par la profondeur et l’intelligence critique des articles qui y sont réunis et par sa portée. Il réunit des études de l’œuvre des poètes femmes de trois siècles différents et d’un grand nombre de pays : France, États-Unis, Canada, Tunisie, Colombie, Finlande, Angleterre, Italie, Autriche et Portugal. Comme l’affirme Patricia Godi-Tkatchouk dans son introduction, « [p]rendre les écrits des poètes femmes pour sujet de recherche n’est pas neutre » (p. 13). Elle remarque que ce type de recherche vise à faire « penser la question de l’inscription de l’altérité dans les écrits poétiques féminins » et à mettre en valeur le « rapport du poète femme à la tradition littéraire » (p. 14). Dans son introduction, Godi-Tkatchouk cite Simone de Beauvoir, nous rappelant le passage, vers le début du Deuxième Sexe, où Beauvoir dénonce la marginalisation culturelle de la femme, enfermée par le patriarcat dans la catégorie de « l’Autre ». Cette présence liminaire des idées de Beauvoir — comme la présence fréquente dans Voi(es)x de l’autre de références aux textes d’autres féministes clés (Cixous, Irigaray, etc.) — indique, d’emblée, la perspective politique qui sous-tend le projet.
Le choix de poètes est ici très varié. Après quelques articles portant sur la poésie des grandes ancêtres (E. Brontë, E. Dickinson), la plupart des textes portent sur des poètes du vingtième siècle. Certaines sont bien connues (S. Plath, A. Rich); d’autres sont considérées comme des poètes « mineures » (par exemple, Ruth Fainlight ou Lorine Niedecker). Mais cette inclusion de poètes « mineures » souligne les enjeux politiques du volume, comme Marie Étienne le signale dans sa postface : « Retrouver noms et œuvres de celles qui eurent plus de génie qu’on ne le croit, qu’on ne le dit, parmi les oubliées et les presque célèbres […] est une tâche primordiale. » (p. 524) Le lecteur de ces articles doit se demander de quelles façons notre vision du surréalisme changerait si l’on donnait une place centrale à la poésie de Joyce Mansour ou quelle idée l’on se ferait de la Belle Époque si les voix de femmes comme Renée Vivien y avaient plus de place.
L’intérêt de Voi(es)x de l’autre tient également à des articles et poèmes de poètes contemporaines, représentant deux ou trois générations de femmes. Dans un de ces articles, Claude Ber décrit ainsi la situation de la poète : « Le "je" en poésie s’interroge » à la fois à travers son rapport à la langue et à travers son rapport au corps : « On ne peut pas ignorer […] que cette accession au statut de “sujet” et de “sujet dans la langue et de la langue” n’a pas été évidente pour les femmes et demeure encore inaccessible pour bon nombre d’entre elles. » (p. 422) Les titres des différentes sections du livre révèlent divers aspects de cette lutte pour s’exprimer : « Effacement(s) », « Subversion(s) », « Tissage des voi(es)x », « Explorations identitaires », « Voi(es)x à la croisée des genres ».
Le lecteur de Voi(es)x de l’autre pourrait regretter l’absence relative d’articles consacrés à la poésie expérimentale (telles Anne-Marie Albiach, Danielle Collobert, Anne Portugal ou Michelle Grangaud). Malgré ces omissions, Voi(es)x de l’autre est sans aucun doute une contribution admirable à l’étude de la poésie des femmes, et de la poésie tout court.