L'introduction présente en détail la société nganassane, en particulier son système d'alliance étudié à partir des données du recensement de 1926-1927 exposées en annexe. Suit un avant-propos consacré au système d'orientation des Nganassanes, fondamental pour la compréhension de leur chamanisme.
Première partie. Vers le soleil.
Chapitre premier. C'est au sortir de la nuit polaire, fin janvier, que les trois groupes nganassanes (Nganassanes avames, Nganassanes de Taïmyr, Nganassanes vadéiefs) organisent leur fête annuelle, rite de grande ampleur durant jusqu'à neuf jours d’affilée. Au cours de celui-ci, les jeunes célibataires dansent et luttent sur un lac gelé près duquel a été dressée une hutte cérémonielle où officie le chamane en charge du rituel. Le premier jour, il se rend à la hutte « pure » –construction où ne peuvent pénétrer les âmes des morts –, un bandeau sur les yeux et une canne en fer à la main. Or, ces objets sont précisément ceux qu’utilise le chamane samoyède pour son voyage chez les défunts. De plus, la direction du déplacement du chamane en ce premier jour de fête suggère qu’il sort symboliquement du monde des morts. Les jours suivants, il continuera son périple vers le sud et devra réussir diverses épreuves imposées par les esprits, comme de retrouver des lanières rituelles dissimulées.
Chap. II. La question d’un éventuel mariage du chamane nganassane est posée. Car, d’une part, la canne en fer est l’attribut majeur du marieur nganassane – et sous des formes proches, des marieurs de tous les groupes samoyèdes et ob-ougriens – qui, lors des demandes en mariage, effectue un déplacement comparable à celui du chamane lors de la fête. Car, d’autre part, une analyse des lanières rituelles utilisées pour la fête montre qu’elles renvoient à des « fils de vie » liés au soleil et à la lune, astres que les mythes associent à la fête annuelle et au mariage. Enfin, toute une série de récits nganassanes d’origine russe mettent en scène une fille du soleil (la princesse des contes européens) apportant chaleur et lumière au héros qui l’épouse. Comme les chamanes nganassanes la comptent parmi leurs esprits-auxiliaires, la fête annuelle célébrerait un mariage entre chamane et fille du soleil. Le rite ne doit toutefois pas être organisé en temps d’épidémies, car ce serait alors la femme-variole qui serait épousée par le chamane, ce qui entraînerait mort et désolation.
Chap. III. Des récits autobiographiques racontés par des chamanes vont permettre de comprendre comment un chamane est amené à épouser une fille solaire. Chacune de ces histoires de vie s’articule autour d’un rêve particulier. Leur examen montre que les chamanes sont supposés naître de parents-esprits: ainsi, l’esprit masculin de la variole est le père symbolique de Djuhadie, le chamane le plus réputé des années 1930. Pour évoluer parmi les esprits, le chamane néophyte aura besoin d’un nouveau corps, représenté par son costume rituel, auquel sont associés les quatre organes sensoriels du visage (yeux, nez, bouche, oreilles). Quant au tambour chamanique, il est considéré comme un renne-esprit que le chamane doit chasser durant le rituel complexe effectué pour l’obtention de son tambour. Ce n’est qu’après s’être montré capable d’abattre le renne-esprit que le chamane pourra épouser une femme-esprit.
Chap. IV. Les chamanes estiment que leurs ancêtres chamanes figurent parmi leurs meilleurs esprits-auxiliaires. À chaque ancêtre chamane revendiqué est associé un mythe, qui est présenté et analysé. L’un décrit un chamane que les siens chassent comme un renne pour avoir de la chance à la chasse, puis tentent de pêcher comme une lotte pour avoir de la chance à la pêche; un autre met en scène un chamane affrontant un loup qui, après un séjour dans le ventre d’une femme, sera transformé en habile chasseur; un autre encore montre une femme-chamane qui se donne à l’esprit de la variole pour sauver son campement, etc. Ces ancêtres supposés sont mythiques. Pourquoi donc les chamanes nganassanes ne revendiquent-ils pas leurs ancêtres réels, qui ont pourtant été des chamanes puissants et réputés?
Seconde partie. Loin des morts.
Chapitre premier. Ce chapitre examine les rôles attribués aux défunts grâce à l’étude des rituels. Dans le système religieux nganassane, les maladies sont imputées soit aux ombres des morts (namt?rü?), soit à des moitiés d’homme impersonnelles (barus’i), elles aussi associées aux morts. Ces barus’i sont par ailleurs considérés comme des preneurs de femmes et jouent un rôle fondamental dans le chamanisme féminin. Si l’ombre du mort vole l’ombre du vivant dont elle prend la place, la moitié d’homme dérobe, elle, la vitalité symbolisée par le souffle. En ce cas, la cure consiste à aller reprendre le souffle du malade dans le monde des défunts; là, le chamane des vivants affronte son père mort, au cours d’une fête comparable à celle de la hutte pure organisée par les vivants. Les barus’i seraient-ils donc les auxiliaires du chamane des morts, les souffles des défunts?
Chap. II. Des mythes développent la conception des relations entre vivants et morts exposée au chapitre précédent. Ils précisent que les défunts récents peuvent être ranimés mais qu’il est impossible de ramener à la vie un mort ayant intégré la société des défunts. Ils indiquent que le chamane des vivants ne peut en aucun cas prendre une épouse chez les défunts. Ils mettent en évidence que le chamanisme nganassane est sous-tendu par un système d’échange. D’autres mythes associent barus’i et vivants. Ils montrent un barus’i s’échappant par une coupure au doigt. (Selon une version, cette moitié d’homme protectrice devient même la divinité qui défend les Nganassanes contre le « Dieu russe ».) Ceci évoque la particularité des gants chamaniques gauches, qui n’ont que trois doigts, peut-être pour que les chamanes puissent libérer leur souffle vital – comme le font les défunts dont les doigts seraient sectionnés en arrivant dans le monde des morts. Par ailleurs, la divinité nénètse des morts et de la maladie est, elle aussi, parfois représentée sous forme de moitié d’homme. Tout ceci conduit à élaborer une hypothèse sur cette figure syncrétique du panthéon nénètse.
Chap. III. Les voyages symboliques du chamane en direction du nord (vers la terre des morts) et du sud (vers le soleil) ont été analysés aux chapitres précédents. Celui-ci traite des déplacements selon l’axe est-ouest, lié aux esprits des vents froids et des tempêtes de neige. Le chamane, dans ses voyages, ne se rend pas chez eux. Mais un mythe relate le voyage d’une jeune fille envoyée par ses parents calmer l’esprit des tempêtes; elle est soumise à une série d’épreuves qui, à l’analyse, décrivent les obligations de la femme vis-à-vis de ses parents, de son mari et de sa belle-mère. Ce mythe, qui montre aussi qu’une femme ne peut épouser un homme-esprit qu’en mourant, est connu des autres Samoyèdes (Selkoupes, Nénètses), mais le récit peut subir d’importantes transformations: ainsi une version nénètse présente le voyage d’un jeune homme qui est éprouvé pour savoir s’il fera un bon travailleur soviétique.
Chap. IV. Les morts ne sont pas les seuls esprits à dévorer les vivants. Ce chapitre étudie le personnage de l’ogre, qui est à considérer comme un être asocial à relier au héros épique, lui aussi trop avide. Peu malin, l’ogre est opposé à D’ajkü, le petit décepteur nganassane, dont est présenté le cycle de dix séquences. Les aventures du trompeur sont analysées en fonction, d’une part, des contes européens dont elles s’inspirent et, d’autre part, du contexte nganassane où elles prennent un tout autre sens. La complexité et l’originalité de ce cycle sont causées par l’apparition d’un second décepteur que D’ajkü imite, ce qui autorise un nouveau regard sur le chamanisme nganassane.