On présente souvent l'homme occidental comme un héros civilisateur hanté par le désir de mettre au clair, de classer, d'exercer son contrôle sur toute portion du monde, même la plus dérisoire. À bien regarder, cependant, force est de constater que certains endroits ont tendance à maintenir, presque par convention, un statut indéterminé. C'est le cas des espaces dits sauvages dont la sauvagerie, aujourd’hui, n’est plus qu’un souvenir. C’est aussi le cas des friches urbaines et autres « no man’s lands » qui échappent en bonne partie à notre désir de tout maîtriser. On dirait que la nature flottante de certains lieux, loin d’être le fruit d’une négligence, est une caractéristique délibérément entretenue. Est-ce que « mon » chemin de randonnée appartient à quelqu’un ? Ai-je le droit d’y ramasser des mures ? Puis-je y lâcher mon labrador ? Parfois on ne le sait pas et, au bout du compte, on n’a pas vraiment envie de le savoir. Le statut incertain des surfaces naturelles offertes au tourisme ou à la pratique sportive n’a pas que des inconvénients. Sur le plan de l’imaginaire, il ouvre ces espaces à la rêverie (la nature sauvage comme lieu de régénérescence, dernier refuge de l’authenticité). Sur le plan pratique, il occulte les contraintes formelles et juridiques qui pourraient entraver, une fois connues, l’action des usagers (« si ce n’est pas explicitement interdit, c’est forcément toléré »). Les articles recueillis dans cet ouvrage explorent quelques-uns de ces lieux mal déterminés, restés « incertains » par inadvertance ou par choix. Il en ressort le portrait d’une humanité « pas si cartésienne que cela », pour qui l’ambiguïté, le brouillage des catégories, le bricolage ontologique, sont en fait des moyens souples, mais particulièrement efficaces, d’intervention dans la réalité.