13 juil. 2010
L'épais volume de 474 pages que nous livrent R. Duroux et S. Urdician est d'une grande richesse, ne serait-ce que par la multiplicité de ses composantes : 26 articles scientifiques introduits par la convaincante présentation des deux éditrices, mais aussi deux entretiens avec des créatrices (Jeanne Champagne, metteur en scène et Anne Théron, auteur et metteur en scène) et enfin la traduction inédite de
Perdition. Exercice sur Antigone, pièce de la dramaturge portugaise Hélia Correia (1988) accompagnée, notamment, d'un article de l'auteur sur sa propre création. Tous ces travaux prennent acte de la multiplication des avatars « antigoniens » depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et tentent de percer le secret d'un tel dynamisme. Il s'agit des actes d'un colloque qui était né de la volonté de réparer un vide, un oubli : aucune des Antigone intronisées par l'ouvrage de référence de Steiner
(1) ne relevait d'une plume féminine (leurs créateurs étaient tous des hommes), pas plus qu'elles n’appartenaient au domaine hispanophone (sphère linguistique d'étude des deux éditrices de l'ouvrage). Il n'empêche que le livre fait une belle place aux autres Antigone, celles qui ont des pères illustres (Bergamín, Bauchau, Decharme, Glowacki, etc.) et celles qui ont une autre langue maternelle que l'espagnol.
En effet, et c'est le mérite le plus immédiatement évident à la première lecture de l'ouvrage, il nous livre des Antigone venues des quatre coins du monde, ce qui répond sans doute, d'abord, aux impératifs des groupes de recherche multilingues à l'œuvre dans de nombreuses universités françaises, mais s'avère particulièrement efficient ici : cette très belle diversité est comme un écho à l'universalité constitutive d'Antigone. De la Grèce, berceau du mythe, à l'Argentine, en passant par l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, l'Angleterre, les Pays-Bas, les Etats-Unis, la Pologne, l'Uruguay, le Québec, le Portugal et la France, la géographie parcourue est immense. L'Afrique est là aussi, qui permet à Sotigui Kouyaté de nier qu'il y ait une Antigone africaine, pas plus que d'un autre continent en fait. Antigone est universelle parce qu'elle est devenue un mythe, une figure qui a pris son envol, loin du texte de Sophocle.
Les déclinaisons d'Antigone que nous offre l'ouvrage (parfois plusieurs par textes) sont si nombreuses qu'elles donnent presque le tournis. On pourrait se demander si, dans cette universalisation, son message ne s'obscurcit pas. D'ailleurs, de l'universalisation à la manipulation, afin de faire dire à Antigone « tout et n'importe quoi », certains ont parfois craint que la frontière ne soit ténue et qu'elle tende des pièges à ceux que le personnage fascine. Comme le souligne en introduction de son texte Mélissa Fox-Muraton (p. 326-331), n'est-il pas contradictoire d'utiliser Antigone, figure de l'universalité s'il en est, pour défendre et incarner une identité linguistique et politique aussi minoritaire que l'est le galicien ? Personnage protéiforme, SDF à New York (Texte d'Agnieszka Stobierska, p. 229-241), chantre de la résistance à un pouvoir économique qui broie les individualités (Ariane Eissen, p. 63-73), incarnation du féminin contre le masculin (Michèle Ramond, notamment), parmi d’autres exemples, Antigone est la voix de ceux qui n'en ont pas et peut donc illustrer tous les combats d'aujourd'hui.
Cette légitimité à actualiser la figure mythique explique qu'elle donne lieu à un éventuel changement de paradigme (c'est la première partie de l'ouvrage) mais, en fait, ce qu'il y a derrière cette éclosion de figures, c'est aussi la question de la traduction/retraduction. Dans un sens premier tout d'abord : comment rendre Sophocle lisible/jouable de nos jours ? Cette interrogation est centrale pour les « linguistes(2) » pour lesquels la recherche est ancrée dans ces processus constants de transfert et de réécriture, de poétique et de transmission, et elle rend cette somme d'Antigone encore plus précieuse. C'est dans ce second sens que s'impose la « traduction » qui permet de démultiplier la figure originelle d'Antigone presque à l'infini. On pourrait cependant objecter que tout mythe est susceptible de donner lieu à de telles métamorphoses et/ou ré-appropriations et que n'importe quel « classique » (au double sens de texte « majeur » de nos civilisations et texte « ancien ») pose la question de la retraduction(3). Sauf qu'Antigone est voix, qu'elle se trouve en prise directe avec l'oral, ce qui rend l'analyse d'autant plus pertinente. De ce point de vue, l'étude d'Annie Pibarot sur les multiples rapports textuels qu'entretient Bauchau avec Antigone (« Antigone de Bauchau, un roman sur la transmission théâtrale », p. 105-118) semble exemplaire puisqu'elle fonctionne comme une mise en abyme de tout l'ouvrage. Le cri qui donne vie à l'Antigone de Bauchau est à la fois un pré-texte et la voix qui la porte, la voix qu'elle est, qu'elle lance contre le monde. Et l'Antigone de Bauchau se transforme en Io, « archétype de toute métamorphose » (p. 117) mais aussi en une comédienne ou une chanteuse qui l'incarnera sur scène. Antigone est toutes ces figures que créeront les auteurs et les metteurs en scène à partir du substrat athénien et que décline cet ouvrage ; elle est être de théâtre, parole incarnée.
D'ailleurs, la place qu'occupent les pages consacrées aux arts de la scène est écrasante : on part du théâtre pour y revenir, avec la seule exception de la 4e partie (quelque 70 pages) dédiée aux « voix narratives et poétiques » d'Antigone – et, là encore, on est dans l'illocutoire – et des pages qui analysent Agonía de Europa de María Zambrano, en écho à sa pièce sur Antigone (Monica Fiorini). En participant à ce colloque, les différents intervenants avaient choisi de porter, un peu plus loin encore, la parole d’Antigone ; ce n'est, dès lors, pas le moindre des mérites de ce volume que de réunir, pour en laisser une trace écrite, ces communications, ces entretiens et cette traduction inédite pour que la voix d'Antigone parvienne au plus grand nombre.
Marie Salgues
Notes
1 Steiner, George, Les Antigone [1984], Paris, Gallimard, 2004.
2 J'entends ce terme au sens très large d'enseignants-chercheurs appartenant à des départements de langue : études italiennes, hispaniques, germaniques, etc.
3 La bibliographie est vaste mais on citera, à titre d’exemple, l’article de Pierre Leyris (« Pourquoi retraduire Shakespeare », La chambre du traducteur, Paris, José Corti, 2007, p. 31-37) et le chapitre « L’Énéide de Klossowski » d’Antoine Berman (p. 115-142 dans La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Éditions du Seuil, 1999 [Éditions Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1985]).